J+54. Samedi 9 mai. (2 au jus). Jusqu'ici tout va bien…
J'ai du mal à imaginer que c'est le dernier week-end confiné (pour l'instant)… Les planqués qui ont fui à la campagne vont regagner les grandes métropoles et plus tard, ils diront aux jeunes générations insouciantes : "ce qu'il vous faudrait, c’est un bon confinement ! " C'est vrai qu'on aura quelques souvenirs de cette période inédite, mais faut pas exagérer, ce n'est quand même pas une guerre, comme disait l'autre. La guerre du virus, ce sont les héros soignants qui l'ont faite, pas nous. Les seuls choix que nous avions à faire concernaient l'organisation de nos journées, rien à voir avec les tranchées. Au pire, certains ont fait des guerres virtuelles sur des consoles vidéo… Je me marre.
Je me suis ensuite souvenu du passé et de ce terrible confinement, même si les épreuves ont été assez douces. C'est vrai qu'on a mangé un peu de pain dur, que certains ont fait leur propre pain, avec la farine qu'ils trouvaient, parce qu’on ne trouvait plus de farine d’épeautre au rayon bio du supermarché. Beaucoup avaient acheté ces saletés de machines à pain, qui donnaient du pain quasi immangeable. Il devenait rapidement dur, sec, avec des grumeaux. Même trempé dans la soupe, il restait dur.
C'est vrai qu'il y avait la queue devant les magasins sur des dizaines de mètres et que le magasin n’avait rien prévu pour nous protéger. Mais bon, il faut relativiser, on était en mars et il faisait environ 12 degrés, alors on a survécu.
C'est vrai qu'on devait se remplir une attestation de sortie dérogatoire. Certains faisaient des cauchemars où ils avaient peur de croiser un policier, ou de ne plus avoir d'encre. Au début, il fallait les imprimer ces fichues attestations, mais on n’avait plus de cartouches d’encre noire. Les HP364 étaient devenues introuvables. Alors on bricolait, on imprimait nos formulaires en vert foncé, ou en rouge bordeaux, mais un jour, même les cartouches de couleurs se sont retrouvées vides. Il fallait être débrouillard, en ce temps-là, alors est venue l'attestation virtuelle sur le téléphone. Le problème était la consommation de ces fichus smartphones, lorsque la maréchaussée voulait vérifier notre QR code, il arrivait souvent que la batterie de l'appareil avait rendu l'âme… Fichu confinement.
Plus tard, nous expliquerons aux jeunes ce que nous avons traversé car rester chez soi pendant des semaines est une situation qui crée des traumatismes profonds. La vie n’a plus de sens quand on nettoie la cuisine qui est à nouveau sale une heure après et qu'il faut renettoyer. Et ça recommence, encore et encore, pendant des jours et des jours, sans interruption. On ne pouvait plus s’arrêter de faire le ménage, et on passait notre temps à ça, sinon la maison devenait le chaos.
Je ne sais pas ce qui nous a fait tenir ? L'instinct nous fait continuer parce qu’il le faut, parce qu’il faut vivre malgré l’ennui, malgré les mains sèches à force de les laver et de les sécher. Ceci dit, nous nous en sommes bien sortis grâce au pot de crème de karité qui nous restait "d’avant". On le rationnait mais nos amis, eux, avaient les mains qui pelaient.
Comme déshumanisés, nous portions des caleçons et des joggings informes, qui s’étaient couverts de tâches de sauce au fil des jours. Je n'ai pas arrêté de me laver, contrairement à certains voisins, mais quand le confinement a été fini, je portais la barbe. Ayant le crane lisse, par chance, je n'ai pas eu les cheveux longs et je me suis gaussé de ceux qui, portant tignasse, cherchaient à corps et à cris à trouver un rendez-vous chez un coiffeur.
Nous étions devenus des animaux, se méfiant des autres, nous exprimant par gestes, par grognements et mangeant avec les mains. On se croit homme, mais l’homme est peu de chose… et c'est alors que je me suis réveillé !
Ouf, ce n'était qu'un cauchemar, nous sommes toujours confinés, Dieu soit loué ! Jusqu'ici tout va bien…